Jusqu’au milieu des années 1990, la station de tri des billes de bois de l’usine de La Tuque, communément appelée par les employés «la Gappe» (de l’anglais sorting gap), plus rarement «la trille», a été un endroit achalandé.
Cette illustration, œuvre de J. Daw, un des commis du main office de la Brown, a paru pour la première fois dans le Brown Bulletin en 1921 en guise d’en-tête de la section consacrée aux activités de la filiale canadienne de la Brown Company. Daw s’est vaguement inspiré de la gappe latuquoise et de son haut convoyeur de billes pour réaliser le volet du coin inférieur droit.
J’en garde un souvenir très précis, car c’est là que j’ai occupé une bonne partie de l’été 1952, engagé par la Brown Corporation pour y pousser des billots sur la Saint-Maurice. Je n’avais que 17 ans et, à l’époque, on y travaillait de six heures le soir à six heures le lendemain matin.
On s’y rendait en taxi, propriété de Sarto Veillette et conduit par Bernard Ruel** : c’était déjà du covoiturage. On descendant à l’endroit où s’est installée de nos jours la compagnie d’aviation Hélibec, passé la rivière Bostonnais, avant la cour de triage du Canadien National à Fitzpatrick. Puis, on montait à bord d’une grosse chaloupe. Le passeur nous débarquait à l’embarcadère d’un gros édifice érigé sur l’une des sept îles qui se trouvaient alors dans ce bassin, en amont de l’usine, où s’effectuait le tri des billots. À la porte de ce bâtiment, y avait un tableau qui donnait le détail de la productivité des hommes. Personne ne portait de gilet de sauvetage et il faudra plusieurs accidents, des noyades avant que cette pièce d’équipement devienne obligatoire.
A minuit, c’était la pause pour le repas, qu’on prenait dans la coukerie de ce gros édifice.
Ce graphique, classé en 1918 dans les archives de la Brown Company, à Berlin, New Hampshire, illustre le schéma d’aménagement de ces piliers, en fait des caissons de bois remplis habituellement de pierres pour les assujettir au fond de l’eau. Il montre aussi les courbes formées par le fond de la Saint-Maurice à cet endroit. Source : Beyond Brown Paper.
La configuration des lieux changera considérablement en 1940, quand sera achevée la construction, au pied des chutes, du barrage, une réalisation conjointe de la Shawinigan Water and Power et de la St. Maurice Power Corporation, laquelle, à l’époque, était la propriété de la Brown.
Le contremaître du temps était un grand type, mince, sympathique. Lauréat Bellavance, toujours coiffé d’un chapeau feutre. Je me vois encore à cet âge sur le boom (estacade) avec un pôle de 8 pieds, poussant les billes de 12 pieds dans un corridor d'une quinzaine de pieds de large, en face d'un monsieur qui avait pour nom Romaine Langlais, qui était dans la parenté de mon père, et qu’on avait chargé de me surveiller au cas où…
Par temps chaud, il nous arrivait de plonger dans la rivière au fond gravelé, pas encore vaseux de la terre arable provenant de la rivière La Croche…
Vue de la gappe en 1913.
Cette station de tri des billots et ses installations ont été photographiées souvent depuis que les frères Brown avaient décidé de faire construire une usine de pâte à papier, au début du vingtième siècle, pour profiter du puissant cours d’eau et de ses chutes à la hauteur de ce lieu que les anglophones appelaient La Tuque Falls.
C’est ainsi que naquit la Quebec and St. Maurice Industrial Company, incorporée le 20 mai 1905 et qui prendra le nom de Brown Corporation, le 5 mars 1915 [1].
Comme la compagnie a dû accumuler du bois de grume en quantité pour la fabrication de la pâte de papier, elle a sans douté installé un système d’estacades dès l’été de 1905. C’est en 1911 que la compagnie obtient la permission du gouvernement pour installer des piliers sur la Saint-Maurice : c’est la naissance de la gappe comme on l’a connue pendant plus d’une soixantaine d’années !
La configuration des lieux changera considérablement en 1940, quand sera achevée la construction, au pied des chutes, du barrage, une réalisation conjointe de la Shawinigan Water and Power et de la St. Maurice Power Corporation, laquelle, à l’époque, était la propriété de la Brown.
Trois photos du Brown Bulletin, édition de décembre 1921
Vue du la base du convoyeur de billes. Plus de 22 000 y avaient été dirigées en 9 heures de travail.
Le convoyeur était long de 1220 pieds (372 mètres).
Le convoyeur et, à gauche, en haut, le tas de bois.
/// = = = ///
The Brown Bulletin, août 1922.
Ces bâtisses blanches sont sans doute ces «dreadnoughts» du contremaître Fred Gilman, ces espèces de cabanes installées sur des estacades. Le terme réfère à un type de cuirassé développé sur le modèle d’un bâtiment de guerre britannique du même nom. Les collaborateurs du bulletin ne manquaient pas d’humour. The Brown Bulletin, octobre 1923.
The Brown Bulletin, octobre 1923.
Vue depuis le haut du nouveau convoyeur à billes. The Brown Bulletin, septembre 1926.
The Brown Bulletin, septembre 1926.
/// = = = ///
LA « UNE » du magazine POPULAR SCIENCE de mars 1928
Cette très belle illustration présentant des draveurs annonce un reportage pittoresque sur le flottage du bois au New Hampshire, le royaume de la Brown Company, tel que raconté au reporter Arthur Grahame, par un ancien lumberjack, Joe McIlroy, sûrement d’ascendance irlandaise.
Celui-ci a fait la drave sur trois rivières : au New Hampshire, la Androsgoggin et la Diamond, puis, la Saint-Maurice, sur laquelle se pratique «the big mocassin drive» !
Il y a un passage sur La Tuque donnant une description de la gappe. Le vieux Joe raconte qu’il avait entendu hurler des loups à dix milles de la ville !
/// = = = ///
Le long convoyeur. The Brown Bulletin, juillet 1930.
LE BASSIN DE LA GAPPE EN 1934
Cette vue permet de voir quelques-unes des îles qui seront englouties sous les eaux retenues par le barrage plus tard. À droite, la ferme des Brown.
Une partie de la gappe perçue depuis la rive ouest, en aval du pont suspendu.
Photo non datée. Source : Beyond Brown Paper.
/// = = = ///
LA GAPPE EN 1942 –
SEPT PHOTOS D’HERMÉNÉGILDE LAVOIE (BAnQ)
/// = = = ///
Aperçu du domaine de la Brown. L’usine, le bassin de la gappe, les chutes vers lesquelles mène la côte de la «power house», la rue On the Bank, dit «rue des Anglai», où étaient regroupées la plupart des maisons logeant les cadres de la compagnie, le Community Club, l’aréna, le curling…
Un bateau de drave, fabriqué par la Russel Brothers Ltd, d’Owen Sound, en Ontario. Vers 1950, sur la Saint-Maurice.
/// = = = ///
[1] A HANDBOOK OF THE CANADIAN PULP AND PAPER INDUSTRY ASS0CIATION, ISSUED BY THE CANADIAN PULP & PAPER ASSOCIATION MONTREAL, 1920.
Cette source est sérieuse, pourtant, d’autres donnent plutôt 1917 comme année du changement de nom de la compagnie.
Le livre propose d’intéressantes statistiques sur les papetières de l’époque, entre autres, la Brown Corporation. Voici quelques données relatives à la fin des années 1910. À noter la production de bois d’œuvre qui s’ajoutait à celle de la pulpe.
BROWN CORPORATION
HISTORY
Incorporated May 20th, 1905, in the Province of Quebec, as the Quebec and St. Maurice Industrial Company, but name was changed on March 5th, 1915, to Brown Corporation.
CAPITALIZATION
Outstanding = Common Stock $4,000,000. Preferred Stock 2,000,000. First Mortgage Bonds 2,200,000. Preferred Stock has preference to assets and is redeemable at par and accrued dividends any time. Entire stock of Company is owned by Brown Company.
PULPWOOD SUPPLY
2,500 square miles of leasehold timber limits and 375,000 acres of freehold timber limits.
WATER POWERS
The Company's hydro-electric power is 4,000 h. p., and its undeveloped water power is 100,000 h.p.
MILLS
Mill is located at La Tuque, P. Q., and has a daily capacity of 140 tons of pulp and 80,000 feet of lumber.
PRODUCTION
The Company's annual output consists of 50,000 tons of sulphate kraft pulp and 24,000,000 feet of lumber.
ASSETS
Assets consist of pulp mill and lumber mill, 2,500 square miles of leasehold timber limits and 375,000 acres of freehold timber limits.
/// = = = ///
** Le samedi 28 juin 1952, un matin de brouillard, il y eut une collision entre deux taxis, juste au nord du pont sur La Bostonnais. Les sept ou huit passagers du premier, propriété de Sarto Veillette, conduit par Bernard Ruel, étaient des travailleurs de la gappe. L'article en nomme six Antonio Bordeleau, Gérard Drouin, Raoul Beaudin,Robert Grenon, Yves et Paul Bédard. Le chauffeur du taxi Juneau, un certain Dugas, fut grièvement blessé. Tous furent hospitalisés.
/// = = = ///
On peut visionner à cette adresse
http://www.britishpathe.com/record.php?id=58967
un court métrage de l'agence British Pathé sur la drave, réalisé en 1953.Le commentaire descriptif précise qu'on en a tourné un extrait à Rapide-Blanc.
/// = 30 = ///