Maurice Bordeleau
Cook à bord du Weymontachingue [1]
Par Françoise BORDELEAU, historienne
Photo tirée de L’épopée des draveurs de la Mauricie. La compagnie de flottage du Saint-Maurice ltée, 1909-1984, ouvrage de François De Lagrave, assisté de Marius Pépin, page 101, de la section consacrée à Rosaire Boisvert.
La photo date de 1946. Maurice Bordeleau, mon père, y apparaît comme cuisinier du Weymontachingue; il pose en compagnie d’Émilien Bédard et de Rosaire Boisvert. Celui-ci a sans doute servi dans la Marine canadienne pendant la guerre, ce qui expliquerait sa tenue de matelot. Le képi ne porte que l’inscription «H.M.C.S.», c’est-à-dire, en traduction, «Navire canadien de Sa Majesté». Le nom même de son navire n’y apparaît pas, question de ne pas révéler à l’ennemi, pendant ce conflit, que tel ou tel bâtiment de guerre allié était dans un port. Quant à Bédard, présenté comme étant Jos Généreux, le capitaine du remorqueur, sur une autre photo datant de la même année, il semble que sa casquette ait été celle d’un soldat de l’armée de terre.
Le Weymontachingue, photographié sur le plan d’eau constitué par le barrage de Rapide-Blanc, qui va, en amont, jusqu’à Windigo, et hameau qui fut, jusqu’à la fin des années 1940, le dépôt principal des opérations forestières de la Brown Corporation en Haute-Mauricie. On remarquera, coin inférieur droit, un homme, sans doute debout sur une estacade, occupé à fixer quelque chose à la proue du bâtiment.
Des membres de l’équipage du Weymontachingue, en 1946.
Source : Guy Arcand, Réjean Boisvert et Arnold Fay, La navigation sur la rivière Saint-Maurice et ses affluents. 1856-1996 [Shawinigan, Pâquet Design, 2007].
Reproduite avec la permission de Réjean Boisvert.
Mon père est né à Saint-Stanislas, comté de Champlain, le 30 juin 1918 et est décédé en 1987. Ses parents, Alfred « Freddy » Bordeleau et Rose Thiffault, y vivaient avec toute la famille sur une terre, à la sortie sud du village.
[Le carnet d’assurance-chômage de mon père. 1948
Dans son ouvrage, François de Lagrave mentionne, en page 68 : « 1947 – Une crue extraordinaire de printemps a causé un arrêt de travail d’un mois de Sanmaur à Trois-Rivières.» Cet événement pourrait expliquer le fait que mon père se soit retrouvé au chômage.
J’ai conservé un des tabliers et une des toques de son travail de cuisinier, tenue qui a d’ailleurs servi lors de soirées d’Halloween, enfarinée pour les besoins de la cause : ingéniosité des parents… Plusieurs de ses recettes forment un petit calepin usé, non pas d’un flâneur, mais d’un homme qui a travaillé dur toute sa vie, dont une partie en forêt ou sur l’eau, comme le démontre cette photo où il est encore célibataire et correspondant avec quelques jeunes femmes du Québec.
Mon père, jeune homme, quelque part dans une cuisine de chantier, une coukerie, en compagnie d'un certain Déry, de Saint-Sévérin, village des Bas-Mauriciens.
Le 27 août 1955, il épouse Blanche-Aimée Larouche, de La Tuque; ils auront deux enfants : Gaétan, né le 15 novembre 1956, et Françoise, née le 14 septembre 1959. Outre le fait qu’il a été cuisinier, ce jeune homme issu d’une famille modeste occupera différents emplois. À l’époque, il n’avait pas complété son cours primaire au collège de Saint-Stanislas. Il avait débuté comme « choreboy » [aide cuisinier, aussi appelé «show boy»] [2] en forêt, envoyant, quand il le pouvait, une partie de ses revenus à sa mère.
Des recettes de mon père.
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Après son mariage, sa femme l’a accompagné quelques fois dans ses aventures culinaires.
Ayant vécu quelque temps chez le frère de sa femme, Paul-Émile Larouche, rue Jacques-Buteux, à La Tuque, mon père et ma mère établirent leur maison rue Élisabeth. En plus d’avoir été journalier pour la ville de La Tuque, un souvenir nous ramène au moment où il travaillait à la « gappe », à Fitzpatrick. Il traversait en bateau, près de ce qui est maintenant le Club Latuquois, pour atteindre l’îlot où se trouvaient divers bâtiments, dont la cuisine, le bureau du contremaître, les installations sanitaires, etc.
S’installant sur une des passerelles flottant sur la Saint-Maurice, sa large ceinture de cuir, munie d’un anneau de métal qui le retenait à un des tuyaux de ladite passerelle, alors, avec son crochet, il faisait le tri des pitounes : celles pour l’usine et celles qui suivraient le cours de la Saint-Maurice. Lors d’une de ses traversées, un moment aurait pu être tragique : il tomba à l’eau. Heureusement pour cet homme ne savait pas nager, une main secourable vint l’aider à sortir de l’eau…
Outre son emploi de cuisinier, il a également fait chantier : des noms comme le Chaumonot, Casey, Chapeau-de-Paille, Windigo et Cooper faisait partie de son vocabulaire dans mon enfance. Alors que j’avais sept ans, mon père décide, avec le concours de la voiture d’un monsieur Gagné, un de ses amis, d’aller reconduire un homme, probablement un forestier, au camp Cooper. Quel voyage ! J’étais terrée sur le siège arrière, la route sinueuse étant flanquée de ravins démesurés… Je n’ai pas souvenir du retour, heureusement !
Parmi les autres emplois qu’il a occupés, mentionnons des travaux lors de la construction du barrage Beaumont, où nous allions souvent rendre visite à monsieur Borromée Lafontaine, le gardien des chalets en place alors. Celui-ci était également originaire de Saint-Stanislas. Le front quelque peu dégarni, grand, portant toujours ses bretelles, son chemisier à manches courtes et son éternelle pipe dont l’odeur m’enveloppait; il nous recevait au « cream soda » pour les enfants et à la bière ainsi qu’au porter pour les parents. Le remorqueur était amarré en amont du barrage et je le regardais avec envie… Les billes s’amoncelaient près de l’entrée du barrage où elles étaient destinées. Le «Beaumont», c’était aussi, au loin, le tunnel de sortie du chemin de fer : impressionnant!
Le contrat d’engagement de Maurice Bordeleau pour la Consolidated comme cuisinier. Deux détails sur ce document. Mon père se rajeunit d’une année et se déclare «marié», lui qui ne le sera que trois ans plus tard.
Bref, cette photo, retrouvée grâce à monsieur Hervé Tremblay de La Tuque, m’a permis de me replonger dans mes souvenirs.
Oui, mon père en a fait du chemin, par terre et par eau. Alors, profitons-en pour dire que son nom de famille était prédestiné…
Comme le dit si bien Linda Lemay : « Le plus fort, c’est mon père ».
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[1] Note d’Hervé Tremblay
C’est avec grand plaisir que je cède l’espace du présent épisode de mon blogue sur La Tuque à mon amie Françoise Bordeleau.
J’ai cru bon de compléter le texte sur son père par quelques renseignements sur le Weymontachingue. Ils m’ont été communiqués par Yves Cloutier, un ancien de La Tuque, qui m’a aussi fourni les deux photos couleur du bateau. Yves a piloté ce type de bâtiment et en connaît l’histoire.
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Windigo, au printemps, fin des années 1950 ou début des années 1960. La St. Maurice River Boom, qui se francisera sous la raison sociale La Compagnie de flottage du St. Maurice Limitée, s’apprête à remettre à l’eau ses bateaux de drave.
Sur les rails, de gauche à droite, les «gros» bateaux : le Weymontachingue, le R.-F.-Grant et le Colonel George. À l’avant, le Coucouchache.
Le Weymontachinge fut construit par la Canadian Vickers, à Montréal, en 1934. C’était le cent vingt-troisième bâtiment fabriqué à ce chantier. Son premier propriétaire fut la compagnie Shawinigan Engineering qui le fit assembler à Windigo, après son transport par rail.
Photo de Marius Pépin, aimablement fournie par Yves Cloutier.
«Voici une des rares photos que mon paternel a prises des gros bateaux.
Le Weymontachingue et le R.F. Grant à leurs dernières heures sur le Saint-Maurice avant d’être chargés sur des camions au barrage de Rapide-Blanc et d’être transportés vers Trois-Rivières. Mon père les a accompagnés sur le Flamand, de Windigo jusqu’au barrage de Rapide-Blanc, où ils ont été remis à l’acheteur.
Ce fut un grand deuil pour mon père de voir partir ces bateaux qu’il avait si bien entretenus lors des vingt et quelques années qu’ils ont passé sur “le Saint-Maurice”.»
– Yves Cloutier, courriel du 17 avril 2011.
Photo : Roger Cloutier.
Rimouski, 30 juillet 2008. Le Weymontachingue, transformé, photographié par Gérald Bouchard. En 1972, il avait été renommé Service Boat No. 2, pas très poétique comme appellation. Le remorqueur est encore en service pour le compte de la compagnie le Groupe Océan, de Québec.
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WEMOTACI , l’aboutissement d’un toponyme à la graphie changeante.
« La plus ancienne attestation du toponyme, 8emoutachen, remonterait à 1724. En 1827, on le retrouve orthographié Montachene, en 1829, Weymontachinque, en 1830. Waimootansking, en 1832, Weymontachingue, puis Warmontashingen, en 1837 et Warmontaching, en 1840. C'est la graphie de 1832, Weymontachingue, paraissant sur la carte de John Arrowsmith intitulée British North America qui sera la plus diffusée. Elle ne sera remplacée par celle de Weymontachie qu'en 1986, à la demande même du Conseil de bande local. Le système normalisé d'écriture de la langue atikamekw privilégie maintenant la forme Wemotaci officialisée en mars 1997. »
– Noms et lieux du Québec, ouvrage de la Commission de toponymie
Raccourci en Weymont, il désigne un des points d’arrêt du Canadien National, à quelques centaines de mètres en aval de la réserve, là où un pont ferroviaire enjambe la Saint-Maurice et marque la limite est de Sanmaur.
Dans son répertoire, Les Noms indiens de mon pays . Leur signification. Leur histoire (Montréal, Rayonnement, [1960], 198 pages), le missionnaire oblat Joseph-Étienne Guinard (1864-1965) ajoute deux autres graphies au toponyme : Weymontachique, pour rendre l’assonance amérindienne wemotatchik, littéralement « montagne d'où on observe », et Wemontaching.
On en saura davantage sur Wemotaci à la lecture des mémoires de Guinard, accessibles en ligne :
http://www.ourroots.ca/toc.aspx?id=2070&qryID=6080db9b-4bdd-4c3f-b869-7066201f21a1
et à celle du carnet de Pierre Cantin, « SANMAUR », lequel blogue propose des photos inédites de la réserve et de ses habitants, au début des années 1950,
http://sanmaur-mauricie-cantin.blogspot.com/.
[2] Chore bore, littéralement, tampon à récurer, le plus connu, le plus répandu étant le «SOS». Le travail de l'aide-cuisinier, le showboy, consistait principalement à charroyer de l'eau et à fournir le bois nécessaire aux opérations de son superviseur immédiat, le couque. Les bons apôtres du «bon parler français», inaptes à reconnaître les emprunts originaux des Québécois à la langue forestière de leurs maîtres «temporels», utilisaient plutôt le terme marmiton, dans leurs récits consacrés aux chantiers forestiers, pour désigner ce type de travailleur.
- Note de l'éditeur.
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