samedi 1 août 2009


DÉTRUIRE LA MÉMOIRE DES GENS

Est-ce par manque de fierté ? Ou simplement par irresponsabilité bébête qu’on s’acharne, depuis quelques décennies, à faire disparaître le patrimoine architectural du paysage latuquois ?

Le coup d’envoi de cette destruction quasi systématique de tous les symboles du passé collectif de la ville a sans doute été la démolition du couvent des sœurs et son joli parc, remplacé par une banale construction commerciale… Ce fut l’occasion de se débarrasser de la statue du Sacré-Cœur, prétendument encombrante, laquelle fut finalement enterrée lors de l'agrandissement du cimetière avec plusieurs autres pierres tombales en guise de remblai..

La plus récente illustration de cette hécatombe : l’incendie mystérieux de la grande résidence du gérant, construite tout au bout de la rue Beckler, dans les premières années d’existence de l’usine des Brown. Et je pourrais continuer l’inventaire avec d’autres exemples de cette entreprise de démolition systématique des repères visuels sous toutes sortes de prétextes…

Un édifice patrimonial à vendre pour des pinottes !

Et voilà que cet extraordinaire immeuble, qui aura 90 ans l’an prochain, déclaré monument historique en 1988, est mis en vente pour des pinottes … négociables, précise l’annonce. Il est qu’il a besoin de pas mal de rénovation. Ce n’est pas la première fois qu’il sera vendu : la Canadian International Paper l’avait cédé au Conseil 1887 des Chevaliers de Colomb en avril 1962.

La Tuque, 26 avril 1962. La CIP vend le Brown Community Club. Ici, le gérant de l’usine de l’époque, A. Tafel, signe l’acte de vente. À sa gauche, Frank Spain, père, l’homme d’affaires qui a acheté l’ancienne Salle des Chevaliers, rue Saint-Antoine, laquelle sera démolie par la suite.. Présents à la signature : Antoine Martel, Vincent Spain, Jacques Ducharme, Wesley Smith, Aubert Gervais, Roland Paquin, Rodolphe Roy, Jos. F. Pagé, Roger Mulligan et Omer Veillette, pas tous reconnaissables sur cette photo.
The Shawinigan Standard, 2 mai 1962.


Que va-t-il advenir de ce qui fut l’un des plus édifice culturel et sportif du genre au Québec s’il ne trouve pas preneur ? Une corvée, comme celle qui a mené à la sauvegarde de la vieille ferme des Brown,transformée d’intelligente, façon pourrait être une solution.

La petite maison et l’immense grange des Brown.
P
hoto prise le 4 novembre 2007.

Le Club Latuquois y est toujours et le spacieux étage a connu des soirées mémorables dans les années 1960 alors que la boîte à chansons LA CAYUTE s’y était installée. Ainsi, grâce au dévouement d’une vingtaine de jeunes gens, de très grands noms de la chanson québécoise ont défilé sur sa scène, montée avec des moyens de fortune et le généreux dévouement de quelques artisans de la scie et du marteau entre autres.

C’est par la petite porte basse de droite, aujourd’hui condamnée, que Gilles Vigneault, Jean-Pierre Ferland, Yvon Deschamps et Renée Claude, entre autres, se sont glissés à l’intérieur du lieu culturel par excellence de la seconde moitié des années 1960 à La Tuque. Photo prise le 4 novembre 2007.

On a entrepris la construction du club vers la fin de 1920.

Dans l’édition du 4 juin de cette année-là de l’hebdomadaire The St. Maurice Valley, à la page consacrée à La Tuque, un entrefilet annonce le projet de construction d’un «club house», qui sera érigé tout à côté de la maison de pension des employés de la Brown. La construction elle-même devait débuter dans les mois suivants et, pour l’instant, on procédait à divers travaux préparatoires. Ainsi, le tracé du «boulevard» Saint-Maurice, appelé alors familièrement rue «Along the Bank» (elle portera officiellement le nom de «On the Bank» avant d’être rebaptisée «Beckler») sera modifié et l’on y plantera des arbres.

The Brown Bulletin, juillet 1920, p. 5

Dans le numéro de juillet 1920 du Brown Bulletin, on parle de la progression des travaux et on se montre optimiste : l’ouvrage pourrait être inauguré à l’hiver. Puis, en octobre, le Bulletin mentionne que les travaux progressent plus lentement que prévu.


The Brown Bulletin, octobre 1920.

L’inauguration officielle, fastueuse, ne se fera que le 19 janvier 1922. Plus de 650 personnes y assistent, réunies dans le magnifique gymnase. Parmi les orateurs, le curé Eugène Corbeil, qui pourtant n’arrêtera jamais de mettre en garde ses ouailles contre les dangers de fréquenter cet endroit dirigé par des protestants, et le maire, Réal Gravel. Se sont-ils exprimés en français ?

Des musiciens professionnels étaient venus de Montréal et, le lendemain, il y eut une grande soirée dansante : 120 couples occuperont le gymnase. J’imagine que parmi les danseurs, il y avait sûrement des francophones, de bons catholiques pratiquants. Mais, sans doute, ce soir-là, Corbeil était-il allé au lit de bonne heure, éreinté par le faste de l’inauguration de la bâtisse des Anglais ?

Bien sûr, le Brown Bulletin rendit compte de cet événement, une première dans l’histoire de la jeune ville. Il y consacra trois pages dans son édition d’avril 1922 et offrit à ses lecteurs américains et québécois une série de photos de l’intérieur des lieux.

Illustrations extraites du Brown Bulletin d'avril 1922


Le Brown Community Club est l'immeuble qui a accueilli d’innombrables activités sociales, culturelles et sportives qui ont marqué l’histoire de La Tuque. Les dirigeants de la Brown avaient voulu en faire un lieu de rencontres harmonieuses des deux communautés linguistiques de la ville.
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Je livre ici, pêle-mêle, quelques détails et anecdotes sur cette vénérable bâtisse.

Vers 1925

Après la démolition de la maison de pension des cadres de la Brown, située de l’autre côté de la rue Beckler, de biais avec le club, ses chambres du troisième étage ont servi à loger ceux qui étaient célibataires.

Dans son récit autobiographique, Pieds nus dans l’aube, notre grand Félix Leclerc consacre quelques pages à l’édifice qu’il appelle «le château des patrons». Il parle du «club de la terrasse», décorée de lanternes chinoises, de la verrerie, de l’argenterie, des femmes qui répétaient : «So cute !», des Anglais qui «donnaient sérieusement le shake-hand…». Il y trouvait le vin bien délicieux.
Félix n’était pas le seul à s’émerveiller devant la beauté et la le statut imposant de l’endroit, 325000 pieds carrés, dont la construction avait coûté presque un demi-million de dollars.

Jusqu'en 1969, tout l'édifice était chauffé grâce au système de vapeur de l'usine.

Il s'y est donné plusieurs cours. En 1924, par exemple, en architecture et en assistance mécanique. Le maire du temps, Wenceslas Plante, était le président du programme.

Les visiteurs admiraient cet immeuble à la vocation communautaire, considéré à l’époque comme l’un des plus beau de la province.


On a joué au basketball et à la balle molle intérieure dans le grand gymnase où se tenaient des exercices de calisthénie.


C'est dans une pièce du Club que les joueurs des équipes de hockey enfilaient leur équipement avant de traverser au vieil aréna, non chauffé, situé juste derrière la grand gymnase.

Vers 1930.

Des sociétés fraternelles et sororales secrètes y tenaient leurs rencontres. C’est là, étonnamment, qu’on a fêté les 25 années de sacerdoce d’Eugène Corbeil.

Vers 1930.

On y a organisé toutes sortes d’activités : conférences, concerts, tombolas et bazars. Beaucoup de défilés partaient de là , de son beau parc entouré de conifères.

Lors d’un incendie à l’école secondaire Saint-Zéphirin, qu’on appelait alors le «Collège», on avait installé des classes temporaires au Club.

1949

Dans les années 1950, la Société des concerts présentaient ses activités dans le gymnase. Le samedi soir, dans les années 1960, les jeunes allaient danser dans cette grande salle au son d’un l’un des trois ou quatre groupes de rock amateurs de la ville.

6 novembre 2007

Voici des adresses Internet où trouver des photos et des renseignements sur l’honorable édifice.


Lieux patrimoniaux du Canada :

http://www.historicplaces.ca/visit-visite/affichage-display.aspx?id=5779&page=2

Archives de la Brown conservées à la Plymouth University :

http://beyondbrownpaper.plymouth.edu/item/989
http://beyondbrownpaper.plymouth.edu/item/7123

Le site propose aussi un grand nombre de photos sur les activités de la compagnie à La Tuque, surtout des photos de l’intérieur de l’usine. On peut y laisser des commentaires. Quelques Latuquois et Latuquoises l’ont déjà fait.


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Remerciements
Je voudrais remercier Geneviève Gélinas d’avoir eu la gentillesse d’ajouter, au site des mémoires de son grand-père, Maxime Comtois, qui a pratiqué la médecine à La Tuque, de 1922 à 1941, l’hyperlien menant vers mon blogue Latukoiseries.

http://drcomtois.situs.qc.ca/


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